XIII
LA BASCULE DU DÉSIR

 

La confusion des langues en analyse.

Naissance du je.

Méconnaissance n'est pas ignorance.

Mystique de l’ introjection.

Sur le masochisme primordial.

 

 

 

Nous commençons un troisième trimestre qui va être court, Dieu merci. J'avais pensé aborder le cas de Schreber avant que nous nous séparions cette année. Cela m'aurait bien plu, d'autant que je fais traduire à toutes fins utiles l'oeuvre originale du président Schreber, sur laquelle Freud a travaillé et à laquelle il demande qu'on se reporte. Recommandation bien vaine jusqu'à présent car c'est un ouvrage introuvable – je n'en connais que deux exemplaires en Europe. J'ai pu en avoir un dont j'ai fait faire deux microfilms, l'un à mon usage, et l'autre que j'ai remis à la bibliothèque de la Société française de psychanalyse.

Lire Schreber est passionnant. Il y a moyen de faire là-dessus un traité complet de la paranoïa et d'apporter un riche commentaire sur le mécanisme des psychoses. M. Hyppolite disait que ma connaissance était partie de la connaissance paranoïaque – si elle en est partie, j'espère qu'elle n'y est pas restée.

Il y a là un trou. Mais nous n'allons pas tout de suite y tomber, car nous pourrions bien y rester prisonniers.

Jusqu'à présent, nous nous sommes avancés dans les Écrits techniques de Freud. Je crois qu'il est impossible maintenant de ne pas pousser plus loin le rapprochement que j'ai implicitement fait sans cesse avec la technique actuelle de l'analyse, ce qu'on peut appeler, avec guillemets, ses progrès les plus récents. Je me suis référé implicitement à l'enseignement qui vous est donné dans les contrôles, selon lequel l'analyse, c'est l'analyse des résistances, des systèmes de défense du moi. Cette conception reste mal centrée, et nous ne pouvons nous référer qu'à des enseignements concrets mais non systématisés, et, quelquefois même, non formulés.

Malgré cette rareté, que chacun signale, de la littérature analytique en fait de technique, un certain nombre d'auteurs se sont exprimés sur ce sujet. Lorsqu'ils n'ont pas fait un livre à proprement parler, ils ont écrit des articles – quelques-uns, très curieusement, sont restés en route, qui se trouvent parmi les plus intéressants. Il y a là, en fait, un corpus assez long à parcourir. J'espère pouvoir compter ici sur la collaboration de certains d'entre vous, à qui je prêterai quelques-uns de ces textes.

Il y a d'abord les trois articles de Sachs, Alexander et Rado, repris du symposium de Berlin. Vous devez les connaître si vous avez fouillé dans le livre de Fenichel.

Au congrès de Marienbad ensuite, vous trouvez le symposium sur les résultats – qu'ils disent – de l'analyse. En réalité, il s'agit moins du résultat que de la procédure qui mène à ces résultats. Vous pouvez déjà voir s'amorcer là, et même s'épanouir, ce que j'appelle la confusion des langues en analyse, à savoir l'extrême variété, quoi qu'on en ait, des conceptions sur les voies actives dans le processus analytique.

Le troisième moment est le moment actuel. Il y a lieu de mettre au premier plan les élaborations récentes de la théorie de l'ego par la troïka américaine, Hartmann, Loewenstein et Kris. Ces écrits sont quelquefois assez déconcertants par la démultiplication des concepts. Ils parlent sans arrêt de libido désexualisée – c'est tout juste si on ne dit pas dé-libidinalisé – ou de l'agressivité xxxx dcsagressivée. La fonction du moi joue là de plus en plus ce rôle problématique qu'elle a déjà dans les écrits de la troisième période de Freud – que j'ai laissée en dehors de notre champ, limité par moi à la période médiane de 1910-1920 au cours de laquelle commence à s'élaborer, avec la notion du narcissisme, ce qui sera la dernière théorie du moi. Lisez le volume qui s'appelle dans l'édition française Essais de psychanalyse et qui réunit Au-delà du principe du plaisir. Psychologie collective et Analyse du moi, et le Moi et le Soi. Nous ne pouvons pas l'analyser cette année, mais ce serait indispensable à qui voudrait comprendre les développements que les auteurs dont je vous parle ont donnés à la théorie du traitement. C'est autour des dernières formulations de Freud que se sont toujours centrées les théories du traitement qui ont été données à partir de 1920. La plupart du temps, avec une extrême maladresse, qui ressortit à la très grande difficulté de comprendre ce que dit Freud dans ces trois articles véritablement monumentaux, si on n'a pas approfondi la genèse même de la notion de narcissisme. Ce que j'ai essayé de vous indiquer à propos de l'analyse des résistances et du transfert dans les Écrits techniques.

 

1

 

Fondamentalement, ma voie est discursive. J'essaie de vous présenter ici une problématique à partir des textes freudiens. Mais, de temps en temps, il faut bien concentrer une formule didactique et raccorder les diverses formulations de ces problèmes dans l'histoire de l'analyse.

C'est un moyen terme que j'adopte en vous présentant un modèle, qui n'a pas la prétention d'être un système, mais seulement une image de référence. Voilà pourquoi je vous ai amenés peu à peu à ce schéma optique que nous avons commencé de former ici.

Ce dispositif commence maintenant à vous devenir familier. Je vous ai montré comment on pouvait concevoir que l'image réelle qui se forme grâce au miroir concave se produit dans l'intérieur du sujet, en un point que nous appellerons O. Le sujet voit cette image réelle comme une image virtuelle dans le miroir plan, en O', pour autant qu'il se trouve placé dans une position virtuelle symétrique par rapport au miroir plan.

 

 

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Nous avons ici deux points O et O'. Pourquoi O et O'? C'est qu'une petite fille – une femme virtuelle, donc un être beaucoup plus engagé dans le réel que les mâles – a eu un jour ce très joli mot – Ah ! il ne faut pas croire que toute ma vie se passera en O et en O '. Pauvre chou ! Elle se passera, ta vie, en O et en O', comme pour tout le monde. Mais enfin, elle nous dit là à quoi elle aspire. C'est en son honneur que j'appellerai ces points O et O'.

Avec ça, on doit déjà se débrouiller.

Il faut partir, envers et contre tout, de O et de O'. Vous savez déjà qu'il s'agit de ce qui se rapporte à la constitution de l’Ideal-Ich, et non pas de l’lch-Ideal – autrement dit, de l'origine fondamentalement imaginaire, spéculaire, du moi. C'est ce que j'ai essayé de vous faire comprendre d'un certain nombre de textes dont le principal est Zur Einführung des Narzissmus.

J'espère que vous avez saisi le rapport étroit qu'il y a, dans ce texte, entre la formation de l'objet et celle du moi. C'est parce qu'ils sont strictement corrélatifs et que leur apparition est vraiment contemporaine, que naît le problème du narcissisme. A ce moment de la pensée de Freud, la libido apparaît soumise à une autre dialectique que la sienne propre, et qui est celle, dirai-je, de l'objet.

Le narcissisme, ce n'est pas la relation de l'individu biologique avec son objet naturel, qui serait enrichie et diversement compliquée. Il y a un spécial investissement narcissique. C'est un investissement libidinal dans ce qui peut être conçu autrement que comme une image de l'ego.

Je dis là les choses très grossièrement. Je pourrais les dire dans un langage plus élaboré, philosophique, mais je veux vous les faire bien voir. Il est tout à fait certain qu'à partir d'un certain moment du développement de l'expérience freudienne, l'attention est centrée autour de la fonction imaginaire du moi. Après Freud, toute l'histoire de la psychanalyse se confond avec un retour à la conception, non pas traditionnelle, mais académique, du moi comme fonction psychologique de synthèse. Or, si le moi a son mot à dire dans la psychologie humaine, il ne peut être conçu que sur un plan trans-psychologique, ou, comme le dit Freud en toutes lettres – car Freud, malgré les difficultés qu'il a eues avec la formulation du moi, n'a jamais perdu la corde – métapsychologique.

Qu'est-ce que ça veut dire, sinon que c'est au-delà de la psychologie ?

 

 

2

 

Qu'est-ce que c'est que de dire Je ? Est-ce la même chose que l’ego, concept analytique? Il faut partir de là.

Quand vous vous en servez, vous ne pouvez méconnaître que le je est avant tout une référence psychologique, au sens où il y a psychologie quand il s'agit de l'observation de ce qui se passe chez l'homme. Comment apprend-il à le dire, ce je ?

Je est un terme verbal, dont l'usage est appris en une certaine référence à l'autre, qui est une référence parlée. Le je naît en référence au tu. Chacun sait comment les psychologues ont là-dessus échafaudé des choses fameuses, la relation de réciprocité par exemple, qui s'établit, ou ne s'établit pas, et qui détermine je ne sais quelle étape dans le développement intime de l'enfant. Comme si on pouvait, comme ça, en être sûr, et le déduire de cette première maladresse de l'enfant à se débrouiller avec les pronoms personnels. L'enfant répète la phrase qu'on lui dit avec le tu au lieu de faire l'inversion avec le je. Il s'agit d'une hésitation dans l'appréhension du langage. Nous n'avons pas le droit d'aller au-delà. Mais cela suffit à nous avertir que le je se constitue d'abord dans une expérience de langage, en référence au tu, et ce, dans une relation où l'autre lui manifeste, quoi ? – des ordres, des désirs, qu'il doit reconnaître, de son père, de sa mère, de ses éducateurs, ou de ses pairs et camarades.

Il est clair qu'au départ, les chances sont extrêmement minimes qu'il fasse reconnaître les siens, de désirs, si ce n'est de la façon la plus immédiate. Nous ne savons rien, au moins à l'origine, du point précis de résonance où se situe, à l'idée du petit sujet, l'individu. C'est bien cela qui le rend si malheureux.

Comment d'ailleurs, ferait-il reconnaître ses désirs? Il n'en sait rien. Disons que nous avons toutes raisons de penser qu'il n'en sait rien. C'est ce que nous montre, à nous analystes, notre expérience de l'adulte. L'adulte, en effet, a à chercher ses désirs. Sans quoi il n'aurait pas besoin d'analyse. Ce qui nous indique assez qu'il est séparé de ce qui se rapporte à son moi, à savoir de ce qu'il peut faire reconnaître de lui-même.

Je dis – il n'en sait rien. Formule vague, mais l'analyse nous apprend les choses par étapes, – c'est d'ailleurs ce qui fait l'intérêt de suivre le progrès de l'oeuvre de Freud. Eclaircissons maintenant cette formule.

Qu'est-ce que l'ignorance? C'est une notion certainement dialectique, puisque c'est seulement dans la perspective de la vérité qu'elle se constitue comme telle. Si le sujet ne se met pas en référence avec la vérité, il n'y a pas d'ignorance. Si le sujet ne commence pas à se poser la question de savoir ce qu'il est et ce qu'il n'est pas, il n'y a pas de raison qu'il y ait un vrai et un faux, ni même, au-delà, la réalité et l'apparence.

Attention. Nous commençons à être en pleine philosophie. Disons que l'ignorance se constitue de façon polaire par rapport à la position virtuelle d'une vérité à atteindre. C'est donc un état du sujet en tant qu'il parle.

Dans l'analyse, à partir du moment où nous engageons le sujet, implicitement, dans une recherche de la vérité, nous commençons à constituer son ignorance. C'est nous qui créons cette situation, et donc cette ignorance-là. Quand nous disons que le moi ne sait rien des désirs du sujet, c'est parce que l'élaboration de l'expérience dans la pensée de Freud nous l'apprend. Cette ignorance-là n'est donc pas une pure et simple ignorance. C'est ce qui est exprimé concrètement dans le processus de la Verneinung, et qui, dans l'ensemble statique du sujet, s'appelle méconnaissance.

Méconnaissance n'est pas ignorance. La méconnaissance représente une certaine organisation d'affirmations et de négations, à quoi le sujet est attaché. Elle ne se concevrait donc pas sans une connaissance corrélative. Si le sujet peut méconnaître quelque chose, il faut bien qu'il sache autour de quoi a opéré cette fonction. Il faut bien qu'il y ait derrière sa méconnaissance une certaine connaissance de ce qu'il y a à méconnaître.

Soit un délirant, qui vit dans la méconnaissance de la mort d'un de ses proches. On aurait tort de croire qu'il le confond avec un vivant. Il méconnaît, ou refuse de reconnaître, qu'il est mort. Mais toute l'activité qu'il développe dans son comportement indique qu'il connaît qu'il y a quelque chose qu'il ne veut pas reconnaître.

Qu'est-ce donc que cette méconnaissance impliquée derrière la fonction du moi, qui est essentiellement de connaissance ? C'est là le point par où nous aborderons la question du moi. C'est là, peut-être, l'origine effective, concrète, de notre expérience – nous sommes portés à nous livrer, en présence de ce qui est analysable, à une opération de mantique, autrement dit de traduction, qui vise à desserrer, au-delà du langage du sujet, ambigu sur le plan de la connaissance, une vérité. Pour avancer dans ce registre, il faut se demander ce qu'est la connaissance qui oriente et dirige la méconnaissance.

Chez l'animal, connaissance est cooptation, cooptation imaginaire. La structuration du monde en forme d’Umwelt se fait par la projection d'un certain nombre de relations, de Gestalten, qui l'organisent, et le spécifient pour chaque animal.

En effet, les psychologues du comportement animal, les éthologistes, définissent comme innés chez l'animal certains mécanismes de structuration, certaines voies de décharge. Son monde est le milieu où il évolue, que trament et séparent dans l'indistinct de la réalité ces voies d'abord préférentielles dans lesquelles s'engagent ses activités comportementales.

Chez l'homme, rien de semblable. L'anarchie de ses pulsions élémentaires nous est démontrée par l'expérience analytique. Ses comportements partiels, sa relation à l'objet – à l'objet libidinal – sont soumis à des aléas divers. La synthèse échoue.

Qu'est-ce qui donc répond chez l'homme à cette connaissance innée qui est bien pour l'animal guide de vie ?

Il faut isoler ici la fonction que joue chez l'homme l'image de son propre corps – tout en notant que chez l'animal aussi elle revêt une extrême importance.

Je fais ici un petit saut parce que je suppose que nous en avons déjà ensemble effectué les démarches.

Vous savez que l'attitude de l'enfant entre six et dix-huit mois en présence d'un miroir, nous renseigne sur la relation fondamentale à l'image de l'individu humain. La jubilation de l'enfant devant le miroir pendant toute cette période, j'ai pu vous la montrer l'année dernière dans un film de M. Gesell, qui n'avait pourtant jamais entendu parler de mon stade du miroir, et qui ne s'est jamais posé aucune question de nature analytique, je vous prie de le croire. Cela ne donne que plus de valeur au fait qu'il ait si bien isolé le moment significatif. Certes, il n'en souligne lui-même pas véritablement le trait fondamental, qui est son caractère exaltant. Car le plus important n'est pas l'apparition de ce comportement à six mois, mais son déclin à dix-huit mois. Brusquement, le comportement change complètement, comme je l'ai montré l'année dernière, pour n'être plus qu'une apparence, Erscheinung, une expérience entre les autres sur lesquelles exercer une activité de contrôle et de jeu instrumental. Tous les signes si manifestement accentués de la période précédente disparaissent.

Pour expliquer ce qui se passe, je me référerai à un terme que certaines lectures ont dû vous rendre au moins familier, un de ces termes que nous employons confusément, mais qui répondent tout de même chez nous à un schéma mental. Vous savez qu'au moment du déclin du complexe d'OEdipe, il se produit ce que nous appelons introjection.

Je vous supplie de ne pas vous précipiter à donner à ce terme une signification trop définie. Disons qu'on l'emploie lorsqu'il se produit comme un renversement – ce qui était au-dehors devient le dedans, ce qui était le père devient le surmoi. Il s'est passé quelque chose au niveau de ce sujet invisible, impensable, qu'on ne nomme jamais comme tel. Est-ce au niveau du moi, du ça ? C'est entre les deux. C'est pour ça qu'on l'appelle le super-ego.

On se lance alors dans cette quasi-mythologie de spécialiste qui est celle où notre esprit se dépense habituellement. Après tout, ce sont des schémas acceptables, nous vivons toujours au milieu de schémas qui sont acceptables. Mais si on demandait à un psychanalyste – Croyez-vous vraiment que l'enfant bouffe alors son père, que ça lui entre dans l'estomac, et que ça devient le surmoi ?

Nous opérons comme si tout cela allait de soi. Il y a des façons innocentes d'user du terme d'introjection, qui vont loin. Supposons un ethnologue qui n'aurait jamais entendu parler de cette foutue analyse, et arriverait soudain ici pour entendre ce qui s'y passe. Il dirait – Très curieux primitifs, ces analysés, qui bouffent leur analyste par petits morceaux.

Voyez donc le traité de Baltasar Gracián que je considère comme un auteur fondamental – MM. Nietzsche et La Rochefoucauld sont petits à côté de L'Homme de cour et du Criticón. Du moment qu'on croit à la communion, il n'y a aucune raison de ne pas penser qu'on mange le Christ, et donc le lobe délicat de son oreille. Pourquoi ne pas faire de la communion une communion à la carte ? Ça, ça va bien pour ceux qui croient à la transsubstantiation. Mais pour nous autres analystes, soucieux de science, et raisonnables ? Ce que nous trouvons sous la plume de M. Stekel et d'autres auteurs, ça n'est, en fin de compte, qu'une introjection dosée de l'analyste, et un observateur du dehors ne pourrait que la transposer sur le plan mystique de la communion.

C'est tout de même assez loin de notre pensée réelle – pour autant que nous pensons. Dieu merci, nous ne pensons pas, c'est ce qui nous excuse. Voilà la grande erreur de toujours – s'imaginer que les êtres pensent ce qu'ils disent.

Nous ne pensons pas, mais ce n'est pas une raison pour ne pas essayer de comprendre pourquoi on a proféré des paroles aussi manifestement insensées.

Reprenons. Le moment où disparaît le stade du miroir présente une analogie avec ce moment de bascule qui se produit à certains moments du développement psychique. Nous pouvons le constater dans ces phénomènes de transitivisme où on voit s'équivaloir pour l'enfant son action et celle de l'autre. Il dit – François m'a battu, alors que c'est lui qui a battu François. Il y a là un miroir instable entre l'enfant et son semblable. Comment expliquer ces phénomènes ?

Il est un moment où c'est par la médiation de l'image de l'autre que se produit chez l'enfant l'assomption jubilatoire d'une maîtrise qu'il n'a pas encore obtenue. Or, cette maîtrise, le sujet se montre tout à fait capable de l'assumer à l'intérieur. Bascule.

Bien entendu, il ne peut le faire qu'à l'état de forme vide. Cette forme, cette enveloppe de maîtrise, est une chose tellement certaine que Freud, qui y est arrivé par des voies assez différentes des miennes, par les voies de la dynamique de l'investissement libidinal, ne peut pas s'exprimer autrement – lisez le Moi et le Ça. Quand Freud parle de l'ego, il ne s'agit pas du tout de je ne sais quoi d'incisif, de déterminant, d'impératif, par où il se confondrait avec ce qu'on appelle dans la psychologie académique les instances supérieures. Freud souligne que ça doit avoir le plus grand rapport avec la surface du corps. Il ne s'agit pas de la surface sensible, sensorielle, impressionnée, mais de cette surface en tant qu'elle est réfléchie dans une forme. Il n'y a pas de forme qui n'ait de surface, une forme est définie par la surface – par la différence dans l'identique, c'est-à-dire la surface.

L'image de la forme de l'autre est assumée par le sujet. C'est, située en son intérieur, cette surface grâce à quoi s'introduit dans la psychologie humaine ce rapport à l'au-dehors de l'au-dedans par où le sujet se sait, se connaît comme corps.

C'est d'ailleurs la seule différence véritablement fondamentale entre la psychologie humaine et la psychologie animale. L'homme se sait comme corps, alors qu'il n'y a après tout aucune raison qu'il se sache, puisqu'il est dedans. L'animal lui aussi est dedans, mais nous n'avons aucune raison de penser qu'il se le représente.

C'est dans un mouvement de bascule, d'échange avec l'autre que l'homme s'apprend comme corps, comme forme vide du corps. De même, tout ce qui est alors en lui à l'état de pur désir, désir originaire, inconstitué et confus, celui qui s'exprime dans le vagissement de l'enfant – c'est inversé dans l'autre qu'il apprendra à le reconnaître. Il apprendra, car il ne l'a pas encore appris, tant que nous n'avons pas mis enjeu la communication.

Cette antériorité n'est pas chronologique, mais logique, et nous ne faisons là qu'une déduction. Elle n'en est pas moins fondamentale, puisqu'elle nous permet de distinguer les plans du symbolique, de l'imaginaire et du réel, sans lesquels on ne peut s'avancer dans l'expérience analytique qu'en usant d'expressions qui confinent à la mystique.

Avant que le désir n'apprenne à se reconnaître – disons maintenant le mot – par le symbole, il n'est vu que dans l'autre.

A l'origine, avant le langage, le désir n'existe que sur le seul plan de la relation imaginaire du stade spéculaire, projeté, aliéné dans l'autre. La tension qu'il provoque est alors dépourvue d'issue. C'est-à-dire qu'elle n'a pas d'autre issue – Hegel nous l'apprend – que la destruction de l'autre.

Le désir du sujet ne peut dans cette relation se confirmer que d'une concurrence, que d'une rivalité absolue avec l'autre, quant à l'objet vers lequel il tend. Et chaque fois que nous approchons, chez un sujet, de cette aliénation primordiale, s'engendre l'agressivité la plus radicale – le désir de la disparition de l'autre en tant qu'il supporte le désir du sujet.

Nous rejoignons là ce que le simple psychologue peut observer du comportement des sujets. Saint Augustin, par exemple, signale, dans une phrase que j'ai souvent répétée, cette jalousie ravageante, déchaînée, que le petit enfant éprouve pour son semblable, et principalement lorsque celui-ci est appendu au sein de sa mère, c'est-à-dire à l'objet du désir qui est pour lui essentiel.

C'est là une fonction centrale. La relation qui existe entre le sujet et son Urbild, son Ideal-Ich, par où il entre dans la fonction imaginaire et apprend à se connaître comme forme, peut toujours basculer. Chaque fois que le sujet s'appréhende comme forme et comme moi, chaque fois qu'il se constitue dans son statut, dans sa stature, dans sa statique, son désir se projette au-dehors. D'où s'ensuit l'impossibilité de toute coexistence humaine.

Mais, Dieu merci, le sujet est dans le monde du symbole, c'est-à-dire dans un monde d'autres qui parlent. C'est pourquoi son désir est susceptible de la médiation de la reconnaissance. Sans quoi toute fonction humaine ne pourrait que s'épuiser dans le souhait indéfini de la destruction de l'autre comme tel.

Inversement, chaque fois que, dans le phénomène de l'autre, quelque chose apparaît qui permet à nouveau au sujet de re-projeter, de re-compléter, de nourrir, comme dit Freud quelque part, l'image de l’Ideal-Ich, chaque fois que se refait de façon analogique l'assomption jubilatoire du stade du miroir, chaque fois que le sujet est captivé par un de ses semblables, eh bien, le désir revient dans le sujet. Mais il revient verbalisé.

Autrement dit, chaque fois que se produisent les identifications objectales de l’Ideal-Ich, apparaît ce phénomène sur lequel j'ai attiré votre attention depuis le début, la Veliebtheit. La différence entre la Verliebtheit et le transfert, c'est que la Verliebtheit ne se produit pas automatiquement – il y faut certaines conditions déterminées par l'évolution du sujet.

Dans l'article sur le Moi et le Ça – qu'on lit mal, parce qu'on ne pense qu'au fameux schéma à la con, avec les stades, la petite lentille, les côtés, le machin qui rentre et qu'il appelle le super-ego, quelle idée de sortir ça alors qu'il avait sûrement d'autres schémas – Freud écrit que le moi est fait de la succession de ses identifications avec les objets aimés qui lui ont permis de prendre sa forme. Le moi, c'est un objet fait comme un oignon, on pourrait le peler, et on trouverait les identifications successives qui l'ont constitué. C'est écrit de même dans les articles dont je vous parlais tout à l'heure.

La réversion perpétuelle du désir à la forme et de la forme au désir, autrement dit de la conscience et du corps, du désir en tant que partiel à l'objet aimé, où le sujet littéralement se perd, et à quoi il s'identifie, est le mécanisme fondamental autour de quoi tourne tout ce qui se rapporte à l'ego.

Nous devons bien comprendre que ce jeu est, comme tel, de flamme et de feu, et aboutit à l'extermination immédiate, dès que le sujet est capable de faire quelque chose. Et, croyez-moi, il en est capable très vite.

Cette petite fille dont je vous ai parlé tout à l'heure, et qui n'a rien de spécialement féroce, dans un jardin de campagne où elle était réfugiée, s'attachait très tranquillement, à un âge où elle marchait à peine encore sur ses pieds, à appliquer une pierre de bonne taille sur le crâne d'un petit camarade voisin, qui était celui autour duquel elle faisait ses premières identifications. Le geste de Caïn n'a pas besoin d'une très grande complétude motrice pour se réaliser de la façon la plus spontanée, je dois même dire la plus triomphante. Elle n'éprouvait aucun sentiment de culpabilité – Moi casser tête Francis. Elle le formulait avec assurance et tranquillité. Je ne lui promets pas pour autant un avenir de criminelle. Elle manifestait seulement la structure la plus fondamentale de l'être humain sur le plan imaginaire – détruire celui qui est le siège de l'aliénation.

Que vouliez-vous dire, Granoff ?

 

3

 

Dr Granoff : – Comment comprendre à ce moment-là l'issue masochiste au stade du miroir ?

 

Laissez-moi le temps. Je suis là pour vous expliquer ça. Lorsqu'on commence à appeler ça l'issue masochiste, le chat n'y retrouve pas ses petits.

L'issue masochiste – je ne refuse jamais les relances même si elles doivent interrompre un peu mon développement – nous ne pouvons la comprendre sans la dimension du symbolique. Elle se situe au point de jonction entre l'imaginaire et le symbolique. C'est à ce point de jonction que se situe, dans sa forme structurante, ce qu'on appelle généralement le masochisme primordial. C'est là qu'il faut situer aussi ce qu'on appelle instinct de mort, qui est constituant de la position fondamentale du sujet humain.

N'oubliez pas que, quand Freud a isolé le masochisme primordial, il l'a incarné précisément dans un jeu de l'enfance. Il a dix-huit mois, précisément, cet enfant. Il substitue, nous dit Freud, à la tension douloureuse engendrée par l'expérience inévitable de la présence et de l'absence de l'objet aimé, un jeu par où il manie lui-même l'absence et la présence en tant que telles et se plaît à les commander. Il le fait par l'intermédiaire d'une petite bobine au bout d'un fil, qu'il envoie et ramène.

Puisqu'ici je ne pousse pas moi-même une dialectique, mais que j'essaie de répondre à Freud, d'élucider les fondements de sa pensée, j'accentuerai ce que Freud ne souligne pas, mais qui est là patent – comme toujours, son observation permet de compléter la théorisation. Ce jeu de la bobine s'accompagne d'une vocalisation qui est caractéristique de ce qui est le fondement même du langage du point de vue des linguistes, et qui seul permet de saisir le problème de la langue, à savoir une opposition simple.

L'important n'est pas que l'enfant dise les mots Fort/Da, ce qui, dans sa langue maternelle, revient à Loin/Là – il les prononce d'ailleurs d'une façon approximative. C'est qu'il y a là, dès l'origine, une première manifestation de langage. Dans cette opposition phonématique, l'enfant transcende, porte sur un plan symbolique, le phénomène de la présence et de l'absence. Il se rend maître de la chose, pour autant que, justement, il la détruit.

Puisque nous lisons de temps en temps un bout de texte de Freud, pour la première fois nous irons à un texte de Jacques Lacan. Je l'ai relu récemment, et j'ai trouvé qu'il était compréhensible. Mais il est vrai que j'étais dans une position privilégiée.

J'ai écrit – Ce sont ces jeux d'occultation que Freud, en une intuition géniale, a produits à notre regard pour que nous y reconnaissions que le moment où le désir s'humanise est aussi celui où l'enfant naît au langage. Nous pouvons maintenant y saisir que le sujet n'y maîtrise pas seulement sa privation en l'assumant, – c'est ce que dit Freud – mais qu'il y élève son désir à une puissance seconde. Car son action détruit l’objet qu'elle fait apparaître et disparaître dans la provocation –  au sens propre du mot, par la voix – dans la provocation anticipante de son absence et de sa présence. Elle négative ainsi le champ de forces du désir, pour devenir à elle-même son propre objet. Et cet objet prenant aussitôt corps dans le couple symbolique de deux jaculations élémentaires annonce dans le sujet l'intégration diachronique de la dichotomie des phonèmes – ça veut dire simplement que c'est la porte d'entrée dans ce qui existe déjà, les phonèmes composant une langue – dont le langage existant offre la structure synchronique à son assimilation ; aussi bien déjà s'en-gage-t-il dans le système du discours concret de l'ambiance, en reproduisant plus ou moins approximativement dans son Fort et dans son Da les vocables qu'il reçoit de cette ambiance – ainsi, c'est du dehors qu'il le reçoit, le Fort/Da – c'est bien déjà dans sa solitude que le désir du petit d'homme est devenu le désir d'un autre, d'un aller ego, qui le domine et dont l'objet de désir est désormais sa propre peine.

Que l'enfant s'adresse maintenant à un partenaire imaginaire ou réel, il le verra obéir également à la négativité de son discours et son appel – car n'oubliez pas que, quand il dit Fort, c'est que l'objet est là, et que quand il dit Da l'objet est absent – et son appel ayant pour effet de le faire se dérober, il cherchera dans une affirmation bannissante – il apprendra très tôt la force du refus – la provocation du retour qui ramène son objet à ce désir.

Vous voyez là que – dès avant l'introduction du non, du refus de l'autre, où le sujet apprend à constituer, ce que M. Hyppolite nous a montré l'autre jour – la négativation du simple appel, la manifestation d'un simple couple de symboles en face du phénomène contrasté de la présence et de l'absence, c'est-à-dire l'introduction du symbole, renverse les positions. L'absence est évoquée dans la présence, et la présence dans l'absence.

Cela semble des niaiseries, et aller de soi. Mais encore faut-il le dire et réfléchir là-dessus. Car c'est en tant que le symbole permet cette inversion, c'est-à-dire annule la chose existante, qu'il ouvre le monde de la négativité, lequel constitue à la fois le discours du sujet humain et la réalité de son monde en tant qu'humain.

Le masochisme primordial est à situer autour de cette première négativation, de ce meurtre originaire de la chose.

 

 

4

 

Un petit mot en conclusion.

Nous ne sommes pas venus aussi loin que j'aurais espéré. Néanmoins, j'ai pu vous faire saisir que le désir, aliéné, est perpétuellement réintégré à nouveau, reprojetant à l'extérieur l’Ideal-Ich. C'est ainsi que le désir se verbalise. Il y a là un jeu de bascule entre deux relations inversées. Le rapport spéculaire de l'ego, que le sujet assume et réalise, et la projection, toujours prête à être renouvelée, dans l’Ideal-lch.

La relation imaginaire primordiale donne le cadre fondamental de tout érotisme possible. C'est une condition à laquelle devra être soumis l'objet de l'Eros en tant que tel. La relation objectale doit toujours se soumettre au cadre narcissique et s'y inscrire. Elle le transcende certainement, mais d'une façon impossible à réaliser sur le plan imaginaire. C'est ce qui fait pour le sujet la nécessité de ce que j'appellerai l'amour.

Il faut à une créature quelque référence à l'au-delà du langage, à un pacte, à un engagement qui la constitue, à proprement parler, comme une autre, incluse dans le système général, ou plus exactement universel, des symboles inter-humains. Il n'y a pas d'amour fonctionnellement réalisable dans la communauté humaine, si ce n'est par l'intermédiaire d'un certain pacte, qui, quelle que soit la forme qu'il prenne, tend toujours à s'isoler dans une certaine fonction, à la fois à l'intérieur du langage et à l'extérieur. C'est ce qu'on appelle la fonction du sacré, qui est au-delà de la relation imaginaire. Nous y reviendrons.

Peut-être vais-je un peu vite. Retenez ceci, que le désir n'est jamais réintégré que sous une forme verbale, par nomination symbolique – c'est là ce que Freud a appelé le nucleus verbal de l'ego.

On comprend par là la technique analytique. On y lâche en effet toutes les amarres de la relation parlée, on rompt la relation de courtoisie, de respect, d'obéissance à l'autre. Association libre, ce terme définit excessivement mal ce dont il s'agit –  ce sont les amarres de la conversation avec l'autre que nous essayons de couper. Dès lors, le sujet se trouve dans une certaine mobilité par rapport à cet univers du langage où nous l'engageons. Pendant qu'il accommode son désir en présence de l'autre, il se produit sur le plan imaginaire cette oscillation du miroir qui permet à des choses imaginaires et réelles qui n'ont pas l'habitude de coexister pour le sujet, de se rencontrer dans une certaine simultanéité, ou en certains contrastes.

Il y a là une relation essentiellement ambiguë. Que tentons-nous, dans l'analyse, de montrer au sujet ? Où essayons-nous de le guider dans la parole authentique ? Toutes nos tentatives et consignes ont pour but, au moment où nous libérons le discours du sujet, de lui ôter toute fonction véritable de la parole – par quel paradoxe arriverons-nous donc à la retrouver ? Cette voie paradoxale consiste à extraire, du langage, la parole. Quelle sera, de ce fait même, la portée des phénomènes qui se passeront dans l'intervalle ? Tel est l'horizon de la question que j'essaie de développer devant vous.

Je vous montrerai la prochaine fois le résultat de cette expérience de discours desamarré, l'oscillation du miroir qui permet le jeu de bascule entre le O et le O', à la fin des analyses conduites correctement. Balint nous donne une définition sensationnelle de ce qu'on obtient d'habitude à la fin des rares analyses qu'on peut considérer comme terminées – c'est lui-même qui s'exprime ainsi. Balint est un des rares qui sachent ce qu'ils disent, et ce qu'il dépeint de ce qui arrive est assez consternant, vous le verrez. Or, il s'agit là de l'analyse correctement conduite...

Par ailleurs, il y a l'analyse telle qu'elle est généralement pratiquée, et dont je vous ai montré qu'elle est incorrecte. Analyse des résistances, c'est un titre légitime, mais ce n'est pas une pratique, je vous le montrerai, impliquée dans les prémisses de l'analyse.

 

5 MAI 1954.